Statement Éliane Viennot [fr.]

É POSSIBILE UNA STORIA EUROPEA DELLE DONNE?

Tavola rotonda IV congresso nazionale della societá italiana delle storiche

Éliane Viennot

Je travaille depuis une dizaine d’années sur l’exception française en matière de relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, ce qui m’a très souvent conduite à considérer les autres pays d’Europe sous cet angle. Cette recherche a déjà donné lieu à la publication plusieurs articles et du premier volume d’un ensemble qui paraît sous le titre La France, les femmes et le pouvoir.[1] J’aimerais présenter ici les origines de cette recherche, ses principaux résultats, et les développements qu’elle ouvre au niveau européen.

1. Origines

Elles sont européennes! C’est en effet la publication, au début des années 1990, des statistiques de l’UE concernant la proportion de femmes élues ou nommées à des postes de pouvoir, qui m’a mise sur la voie de cette recherche. La France occupait alors la dernière place (ex-æquo avec la Grèce), avec moins de 5 % de femmes parlementaires. Dans un pays si fier de sa devise Liberté, égalité, fraternité, et qui sortait de la célébration du bicentenaire de la Révolution française, le choc a été rude; il a précipité la mobilisation des féministes pour la parité en politique. La question du pourquoi? a occupé une part des débats. Certaines féministes ont rappelé que la France avait déjà été le dernier des grands pays occidentaux à accorder le droit de vote aux femmes (1944). D’autres ont évoqué la loi salique, c’est-à-dire propre à la France (salique réfère aux Francs Saliens), selon laquelle les femmes, dans ce pays, ne pouvaient ni hériter ni transmettre la Couronne. Y avait-il donc une spécificité française en la matière?

J’ai été interpellée par ce questionnement, car je suis spécialiste de la Renaissance: une période où les femmes se succèdent au pouvoir! Mais où, il est vrai, elles sont fortement contestées, notamment à travers le rappel de la loi salique. D’un autre côté, je me suis rendu compte que j’ignorais presque tout du fond de l’affaire: de quand datait exactement cette loi, quel en était le propos exact, etc. Et très vite, j’ai compris qu’il existait un véritable tabou autour de cette histoire, car soit les livres d’histoire n’en parlent pas, soit ils colportent des erreurs, soit ils soutiennent des mensonges purs et simples. Il n’existait en tout cas aucune synthèse sur un aspect aussi important de l’histoire politique nationale, alors que la loi salique a été décrétée «première loi fondamentale de l’État», qu’elle a provoqué plusieurs guerres, qu’elle a été exportée dans plusieurs pays européens.

Cette recherche a été très longue et très complexe. D’abord en raison des stratégies de masquage à l’œuvre dans la plupart des études. Ensuite en raison de mes incompétences: j’ai dû remonter jusqu’aux origines de l’histoire de France et aborder des domaines très différents: les questions institutionnelles, mais aussi le droit, la religion, la culture, la famille …

2. Résultats

Je ne peux que résumer ici les principaux, et de manière très schématique.

2.1. Entre la fondation du royaume par les Francs et l’époque moderne, le nombre de femmes au pouvoir en France, leur variété, l’ampleur du consensus qui a permis cet état de fait et de droit, sont considérables. En ce qui concerne le pouvoir suprême, le haut Moyen-Âge, le Moyen-Âge central, le Moyen-Âge tardif et la Renaissance n’ont cessé de voir des femmes diriger des comptés, des duchés et le royaume lui-même (une grosse quinzaine de femmes l’ont gouverné entre le 5e et le 17e siècle). Bien souvent, ces femmes exerçaient le pouvoir comme veuves, mères d’enfants mineurs; mais bien souvent aussi, elles l’ont fait comme épouses, et aussi comme héritières – y compris certaines reines. Ces positions impliquent le plus souvent toute la gamme des pouvoirs, du politique au judiciaire, en passant par le militaire. Ce volet est de loin le plus étonnant au regard des idées reçues en France, où tout le monde est persuadé qu’il n’y a jamais eu de femmes au pouvoir, sauf peut-être Catherine de Médicis. À des niveaux moins élevés, on observe également un ample partage du pouvoir et des responsabilités, notamment dans le domaine du travail, de la culture et de la religion. Ceci est davantage connu.

2.2. Un groupe est particulièrement responsable de la contestation et du recul de cette situation: la clergie. Ce groupe très particulier, qui est propre à la Chrétienté, a émergé au 12e siècle et il a grossi au fur et à mesure du développement des États, parce qu’il était très recherché pour ses compétences en matière d’administration et de propagande. Un pied dans l’Église et un pied dans l’État, il a créé les conditions de sa reproduction et de sa montée en puissance, à travers la naissance des universités et la mise au point de plusieurs mesures destinées à en restreindre les débouchés aux seuls hommes chrétiens dotés du statut de clercs; c’est ainsi que les laïcs (jusqu’au 15e siècle), les juifs (jusqu’à la fin du 18e), et les femmes (jusqu’au 20e), ont été exclus des parlements, des municipalités, des cours de justice, des universités, ainsi que de la plupart des emplois prestigieux … Parallèlement, ces hommes se sont attachés à justifier leurs actions et leurs positions par quantité de discours théologiques, philosophiques, historiques, politiques, scientifiques, littéraires … C’est à leurs actions et à leurs discours que l’on doit la disparition des femmes médecins, l’affaiblissement progressif de la capacité juridique des femmes, la prolétarisation du travail féminin, la chasse aux sorcières, le développement et la «municipalisation» de la prostitution, la multiplication des textes établissant la nécessaire domination masculine … et, en France, la mise au point d’une règle successorale interdisant l’héritage et la transmission de la Couronne par les femmes.

Il est intéressant de noter que la responsabilité de ce groupe n’est quasiment jamais identifiée dans les analyses historiques. Seuls les discours des clercs sont repérés comme profondément misogynes, et les clercs sont constamment confondus avec «l’Église». Certes, la clergie en est historiquement issue, elle est culturellement très redevable de ses autorités morales (la Bible, les Pères de l’Église), et elle est politiquement très inspirée par ses modes de gouvernance. Mais elle a très vite diversifié ses autorités, par l’adoption massive de références païennes (Aristote …), et elle s’est très vite autonomisée de l’Église: dès qu’il y a eu des charges laïques en nombre, ce sont elles que les universitaires ont visées. La clergie est donc devenue laïque (pour l’essentiel), mais elle a maintenu ses idéaux dans tout ce qui était de son ressort: haute administration, justice, enseignement supérieur, commentaire de la vie publique … L’Église, pour sa part, a toujours été traversée de luttes entre ceux qui mettaient au premier plan l’idéal religieux et ceux qui mettaient au premier plan l’idéal masculiniste. À différentes périodes de son histoire, elle s’est appuyée sur des femmes pour se développer, ce qui l’a conduite à restaurer ou à conforter leur position, à leur confier des responsabilités; c’est l’intérêt qui est à la base de l’alliance traditionnelle entre l’Église et les femmes.

2.3. La clergie a «sévi» dans toute la Chrétienté. Mais le royaume de France a joué un rôle majeur dans sa configuration et son déploiement. D’une part, c’est en France que ce groupe semble, le plus vite, avoir eu du poids dans l’entourage royal – notamment à partir du règne de Louis VII, souverain élevé pour être religieux; la répudiation de son épouse, Aliénor d’Aquitaine, absurde d’un point de vue géopolitique, s’explique parfaitement sous cet angle. C’est donc en France que se sont expérimentées la plupart des recettes politiques et administratives mises au point par la clergie, qui ont permis au royaume d’initier le plus tôt sa centralisation et de devenir le plus puissant d’Europe. D’autre part, c’est l’Université de Paris (l’une des deux plus anciennes d’Europe) qui s’est imposée comme la plus performante dans la production d’administrateurs. C’est elle qui, durant plusieurs siècles, a formé la moitié des cadres dirigeants de l’Europe – y compris ceux du Saint-Siège. C’est en France, enfin, qu’un pas supplémentaire a été franchi, avec l’expulsion du trône de plusieurs princesses, au 14e siècle, et l’élaboration d’une théorie de la nécessaire masculinité de la sphère politique, au cours des deux siècles suivants.

2.4. Ce processus a été au centre de ma recherche. J’ai pu mettre en lumière la succession des phénomènes qui ont conduit la France à tourner le dos à sa culture politique (celle de la présence de femmes dans les cercles du pouvoir), à se déclarer différente des autres pays européens, à s’engager dans un très long combat pour l’alignement de ses pratiques sur le nouveau principe. Cette histoire serait trop longue à évoquer ici, d’autant qu’elle est fort complexe. On doit néanmoins noter les points suivants, fort significatifs:
– la succession en ligne strictement masculine n’a jamais été reconnue officiellement par aucun roi jusqu’à la fin du 18e siècle, y compris les Bourbon, alors que leur arrivée au pouvoir, avec Henri IV, s’est appuyée sur une campagne de propagande en faveur de la loi salique;
– le premier texte à enregistrer au plus haut niveau l’exclusion des femmes de la succession à la Couronne est la Constitution de 1789 ; ce principe a ensuite été repris par tous les régimes, explicitement ou implicitement, jusqu’en 1944, où la participation des femmes à la vie politique de la nation a été décrétée;
– la domination masculine a été systématisée par le Code Civil de 1804, ou «Code Napoléon», qui est resté en vigueur (pour l’essentiel) jusque dans le dernier tiers du 20e siècle;
– le rôle leader de la France en la matière s’est encore renforcé à cette occasion, puisque de très nombreux pays se sont inspirés du Code Civil français pour forger leur propre législation «moderne».

2.5. La dernière série de résultats de cette recherche est relative à la résistance de la société à la mise en œuvre de «l’ordre masculin». En France, les principaux opposants à l’idéal prôné par la clergie ont été des femmes: dans l’entourage des reines et des grandes dames, dans les milieux cultivés laïcs ou religieux. Elles ont fait écrire l’histoire des femmes pour montrer que les restrictions auxquelles on les soumettaient étaient illégitimes, elles ont passé outre les interdictions, elles ont développé des stratégies pour contourner les obstacles ou légitimer le pouvoir féminin. Beaucoup d’hommes, aussi, ont marqué leur désaccord (au-delà des rois, qui ont longtemps été les meilleurs champions des femmes!): des nobles, des courtisans, mais aussi des hommes d’Église, et même des intellectuels. Cette résistance a généré la «querelle des femmes», gigantesque polémique qui a couru du 15e au 18e siècle dans une bonne partie de l’Europe mais qui semble surtout avoir marqué la France. Il s’est longtemps dit qu’il s’agissait d’un jeu littéraire, mais les dégradations qu’on observe parallèlement dans la société française montrent qu’il n’en est rien.

Au-delà de nos frontières, le débat sur la nouvelle règle successorale française a été suivi de très près par toutes les chancelleries européennes, les cours, les intelligentsia, où il a suscité des partisans et entraîné des querelles, voire des guerres, sur la question de l’adopter ou non. Quelques pays ont finalement adopté une règle de préférence masculine réduite aux frères et aux neveux (abusivement appelée «loi salique» puisque la règle française consistait en l’exclusion totale des femmes). Presque partout, cependant, c’est la règle ordinaire de primogéniture mâle qui a été maintenue. Parallèlement, il semble que le féminisme français ait joué un rôle important dans la résistance à l’instauration de l’ordre masculin en Europe. Ainsi, le premier traité féministe connu, La Cité des dames de Christine de Pizan (1404), a été traduit dès le 15e siècle en espagnol et en anglais. C’est à Paris qu’a été publiée pour la première fois la célèbre Dissertatio […] de capacitate ingenii muliebris ad scientiam d’Anna-Maria van Schurmann (1638). De même, le traité De l’égalité des deux sexes de François Poullain de la Barre (1673) paraît avoir joué un rôle important dans la radicalisation de la scène anglaise à la fin du 17e siècle.

3. Perspectives

Ces résultats mettent en lumière, outre un pan de l’histoire de France bien peu exploré jusqu’alors, le rôle probablement majeur de ce pays dans l’accentuation de la domination masculine en Europe. Ils demandent évidemment à être affinés. Ils demandent aussi à être prolongés par des études menées dans les autres pays d’Europe. Il conviendrait notamment d’étudier de plus près
– la chronologie des changements institutionnels, qu’ils concernent le pouvoir suprême ou l’organisation des pouvoirs dans la société;
– les acteurs de ces changements et de la résistance à ces changements, leurs réseaux, leurs débats, leurs stratégies;
– la circulation des livres, des idées, des personnes;
– l’exportation de la matrice européenne dans le reste du monde, via les empires et les colonies.

C’est un programme européen de recherche, à vrai dire, qu’il faudrait mettre en place sur cette question.

Notes

La France, les femmes et le pouvoir. 1. L’invention de la loi salique (5e-16e siècles), Paris, Perrin, 2006. Voir aussi http://www.lafrancelesfemmesetlepouvoir.org

This contribution will also be published in „Genesis. Rivista della Società Italiana delle Storiche“.

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